jeudi 18 août 2016

Burkini : le choc des civilisations à l’heure du pastis

Bruno Guigue           

Curieux pays que la France.

Ses dirigeants tentent d’abattre depuis cinq ans, par tous les moyens, le seul régime non confessionnel du Moyen-Orient.
Ils livrent des armes aux djihadistes au nom de la démocratie et des droits de l’homme.
Ils bombardent les populations civiles en prétendant lutter contre le terrorisme qu’ils soutiennent par ailleurs.
Ils distribuent des médailles honorifiques et vendent des avions de chasse aux sponsors saoudiens de la terreur planétaire.
Mais cette absurdité permanente de notre politique étrangère n’offusque personne. Elle ne suscite dans les médias dominants que des débats feutrés. Aucun mouvement de foule n’en dénonce la nocivité. Pour peu elle passerait inaperçue, faisant place à d’autres préoccupations.
Car ce ne sont pas les événements d’Alep qui passionnent les foules. Ces affrontements exotiques, auxquels on ne comprend rien, n’intéressent personne. Loin de nous, ils sont comme frappés d’insignifiance. Le vrai sujet est ailleurs, son urgence saute aux yeux. Son extrême gravité nous pétrifie d’angoisse. Le burkini ! Ce costume de bain ne devrait provoquer, au pire, qu’un sourire narquois ou désabusé. Il ne devrait susciter, au mieux, qu’une souveraine indifférence. Mais voilà qu’il se transforme en casus belli pour estivants déchaînés, qu’il devient le motif extravagant d’une bataille de parasols. Portée à l’incandescence par l’atmosphère corse, la discorde frôle même le paroxysme, à coups de jets de canettes et de fléchettes de harpon.
Aurait-on tort de ne pas prendre au sérieux cette invraisemblable querelle ? Oui, nous dit-on, car elle serait symboliquement décisive. Elle serait lourde de signification implicite, grosse d’une menace existentielle. À croire certains, elle s’élèverait même au rang du combat suprême pour la défense de nos valeurs. Menacée de submersion, l’identité européenne jouerait son va-tout dans cette rixe saisonnière aux relents de pastis. Congédiant la pétanque et les épuisettes, elle reléguerait les passions vacancières au magasin des accessoires. Alors que dans les piscines allemandes on s’en moque, ce maudit vêtement émeut l’opinion, chez nous, avec une singulière intensité.
On a parfaitement le droit, bien sûr, de ne pas aimer cette tenue de bain pour ce qu’elle représente. Car cette version balnéaire du voile intégral n’est pas étrangère à un rigorisme qu’il est légitime de combattre sur le plan des idées. Mais la vie en société implique aussi l’acceptation de la différence culturelle. Dès lors qu’elle n’entrave la liberté de personne, une pratique sociale, vestimentaire ou autre, ne peut faire l’objet d’une interdiction que si elle déroge à un principe fondamental. Mais dans le cas d’espèce, lequel ? On peine à le trouver. Et l’on interdit la pratique des uns parce qu’elle ne plaît pas aux autres. Ce qui soulève cette question : dans un Etat laïc, les prohibitions légales ont-elles vocation à épouser les aversions subjectives des uns et des autres ?
Effet collatéral du climat créé par les attentats, cette interdiction, en réalité, renvoie sans le dire à la lutte contre le terrorisme. Que le burkini entretienne un rapport de connivence implicite avec l’idéologie wahhabite, au demeurant, n’est pas faux. Que cette idéologie soit la matrice originelle du djihadisme non plus. Mais les femmes qui adoptent cette tenue par conviction religieuse ne sont pas pour autant des adeptes du terrorisme. Et le motif de l’interdiction, il faut le reconnaître, demeure juridiquement faible, puisqu’on ne peut même pas invoquer le fait que le visage est masqué, contrairement à la burqa.
Il n’empêche que pour une partie de la population française, cet argument est de peu de poids. À ses yeux, cette lutte symbolique est le baroud d’honneur de l’Occident en proie aux barbares. La guerre du maillot intégral, c’est le choc des civilisations mis à la portée des plagistes, le grand frisson identitaire à l’heure de l’apéro aux olives. On croit combattre le fanatisme en faisant la chasse au burkini, mais on ne poursuit que des ombres, sans voir la diversion à laquelle on prête la main. 

Nourrie par des médias rapaces, cette bataille dérisoire, une fois de plus, détourne de l’essentiel. Cette vaine dispute est un écran de fumée dont des politiciens véreux font leur miel. Et elle montre notre incapacité politique à prendre au sérieux l’islamisme radical pour mieux le combattre.

Bruno Guigue, ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’ENA, Haut fonctionnaire d’Etat français, essayiste et politologue, professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire, chargé de cours en relations internationales à l’Université de La Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident, L’Harmattan, 2002, et de centaines d’articles.

Arrêt sur Info

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