« La Belle Promise » sort dans 45 salles ; mais la mariée
est-elle si belle ? Comme chaque fois que sort un film étiqueté
« palestinien », il faut s’interroger sur son authenticité.
Tous les Palestiniens vivent sous autorité israélienne (ou pire, sous
les bombes dans le cas des Gazaouis). Le cinéma « palestinien » peut
donc être facilement utilisé comme une arme de propagande par Israël,
pour faire passer sa vision de l’histoire en contrebande.
« Cinq caméras brisées », en 2011, a été un épisode de cette guerre
médiatique : on a voulu nous faire croire que le film avait été tourné,
avec des moyens de fortune, par un paysan de Bil’in en Cisjordanie,
village en lutte contre les colons et l’Etat d’Israël à la suite de la
construction du mur ; mais, avec un minimum de distanciation, on pouvait
se rendre compte que, derrière Emad Burnat, il y avait quelqu’un qui le
filmait en train de filmer, et le générique révélait qu’il s’agissait
d’un Israélien (Guy Davidi).
Pourquoi Israël promouvait-il ce film ? Parce que la lutte des
villageois était pacifique et faisait appel aux tribunaux israéliens,
c’est-à-dire qu’elle restait dans le cadre correct défini par les
Israéliens pour les actions palestiniennes. Et pour cause : les
tribunaux ne se hâtent pas de juger, et, pendant ce temps, les
bulldozers continuent à exproprier et réduire à la misère les
Palestiniens, remodelant la terre de Palestine, sa géographie et sa
démographie.
Le même message passait dans « Les Citronniers », de l’Israélien Eran
Riklis (2008), et qui avait pour scénariste la Palestinienne Suha Arraf
(aujourd’hui réalisatrice de « La Belle Promise »).
Voici comment
Pierre Murat, pour Télérama, présentait le film, formulant très
exactement le discours israélien : Riklis décrit « un pays, une société,
un système démocratique, avec ses qualités (une Palestinienne qui
interpelle la Cour Suprême israélienne, ce n’est tout de même pas mal),
mais aussi ses failles et ses défaillances absurdes ». Pas mal ? Si on
peut l’interpeller, la Cour Suprême peut aussi confirmer l’arrachage de
vos citronniers, si vous êtes Palestinien ; quant aux « failles », elles
sont tout sauf « absurdes », découlant d’un système de discrimination
très cohérent, qui subordonne les droits des Palestiniens aux intérêts
des juifs, toujours prioritaires.
Suha Arraf, qui tient aujourd’hui la caméra, a-t-elle pour autant
changé de discours ? Tout montre au contraire que « La Belle Promise »
s’intègre dans cette politique médiatique.
D’abord, la réalisatrice a
fait beaucoup de bruit, dans divers festivals, revendiquant la
nationalité palestinienne pour son film, alors qu’il est financé par
Israël et qu’elle connaissait très bien les règles : ses protestations
ne font-elles pas partie du jeu ? Il s’agit de convaincre les
spectateurs que, malgré les contraintes, elle est parvenue à faire
passer la voix des Palestiniens opprimés.
Deuxième indice, Suha Arraf utilise un discours bien connu : les
films palestiniens, dit-elle, parlent trop de guerre, d’occupation, de
politique ; elle, elle veut montrer le vécu des gens, « les êtres en
tant que personnes avec leurs forces et leurs faiblesses, leur
compassion ou leur entêtement ». Dans « Les Citronniers », cela
aboutissait à montrer la solidarité, par-delà les murs, entre la
Palestinienne qui défendait ses citronniers et la femme du Ministre qui
exigeait leur arrachage, toutes deux également opprimées, puisque le
ministre de l’Intérieur autoritaire était aussi un mari tyrannique. Ce
genre de déclarations amène toujours à mettre à égalité bourreaux et
victimes, au nom de l’humanisme.
Bien sûr, et c’est encore un indice, les médias les plus mainstream
sont satisfaits : « Cet intimisme et cet universalisme ne manquent pas
d’originalité » : Les Inrocks ne craignent pas les contre-vérités ! Et
de titrer : « Bien loin du Hamas » : tout est dit.
Pas tout, pourtant, car le film est plus pervers que la nunucherie du
scénario ne le laisserait attendre : les héroïnes sont trois sœurs
palestiniennes chrétiennes de Ramallah, et leur nièce orpheline,
qu’elles accueillent. Voici une nouvelle illustration d’une mode qui
fait fureur, le film-gynécée : quatre sœurs dans « Les Merveilles » de
l’Italienne Alice Rohrwacher, quatre encore dans « Notre petite sœur »
du Japonais Kore-Eda, cinq dans le film turc « Mustang » : qui dit
mieux ? Le féminisme le plus combatif est arrivé à réinventer ce modèle
traditionaliste jadis si honni, le principe des sphères séparées, les
hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Les héroïnes vivent donc
recluses dans la maison familiale, la Villa Touma, refusant de voir la
disparition de leur monde, celui d’une Ramallah dominée par
l’aristocratie chrétienne, à la suite de la guerre de 1967, qui y a fait
affluer des masses de réfugiés musulmans.
Malgré leur décadence économique, elles refusent de se mélanger à ces
pouilleux (surtout ceux des camps), qu’elles n’admettent que comme
fermiers ou domestiques. Tout est donc fait pour présenter la société
palestinienne comme pratiquant, hors de tout contexte (Israël n’est
jamais nommé), un apartheid économico-confessionnel interne. Est-ce une
vision objective ? À qui profite cette vision ?
Un coup d’œil rapide sur internet suffit pour se convaincre que c’est
une vision caricaturale, démentie par les Palestiniens chrétiens
eux-mêmes : la plus haute autorité orthodoxe de Jérusalem, Théodosios,
archevêque de Sébaste, insistait, dans une interview de février 2015 :
« Nous, les chrétiens de Palestine, souffrons avec le reste des
Palestiniens de l’occupation et des difficultés de notre situation
économique [...] les chrétiens et les musulmans souffrent de la même
manière, aux mains des autorités israéliennes ».
Quant aux problèmes réels des chrétiens, le curé de la paroisse
catholique romaine de Bir Zeit, aux environs de Ramallah, en parlait
ainsi, en 2013 : « les colons ne cessent de nous couper l’eau ou
l’électricité », « si les Israéliens ont un excédent d’olives, ils
inondent nos marchés et font s’effondrer les prix des agriculteurs ».
Sans oublier l’attente (1h30 en moyenne) au checkpoint de Qalandia, qui
contrôle le passage de Ramallah à Jérusalem (trajet de 10 kilomètres).
Ces difficultés sont une réponse suffisante à la question que répètent
les sœurs : « Mais qu’ont-ils tous à vouloir partir en Amérique ? ». Sur
un million de chrétiens, il en reste moins de 200 000 en Palestine.
Par contre, on découvre que la volonté de creuser un fossé entre
chrétiens et musulmans correspond à une nouvelle stratégie d’Israël : un
député d’extrême-droite, Yariv Levin, a fait passer, le 24 février
2014, une loi établissant pour la première fois une distinction entre
chrétiens et musulmans parmi les citoyens arabes d’Israël ; le but est
d’étendre ce principe jusqu’à créer un statut spécial pour les
chrétiens, qui leur donnerait des privilèges (notamment dans le domaine
du travail) par rapport aux autres Palestiniens. On encourage aussi les
chrétiens (comme avant eux les Druzes) à servir dans l’armée israélienne
(ils sont déjà 300 dans les unités combattantes). Pierre Prier, dans un
article d’Orient XXI du 31 mars 2014, conclut ainsi : on offre aux
Palestiniens chrétiens « un rôle de supplétifs indigènes en échange du
renoncement à leur identité arabe ».
Mais tout cela, ce sont des à-côtés politiques fastidieux qui
empêchent de voir le côté humain des choses. Cependant, une fois qu’on a
supprimé le contexte, que reste-t-il du vécu authentique, que
reste-t-il d’humain ? Les trois sœurs de Suha Arraf sont des
marionnettes sans vie, des caricatures entre Cendrillon (la méchante
marâtre et les méchantes sœurs) et « La maison de Bernarda Alba »,
qu’elle introduit dans des épisodes ridicules (cérémonie du thé dans des
porcelaines raffinées, expédition à l’église dans des tenues « chic » à
se rouler par terre -, mariages et enterrements où les sœurs montrent
le même hiératisme) dont le seul enjeu est, comme chez Jane Austen, de
faire faire à la jeune nièce Badia un beau mariage, chrétien bien sûr.
Si Suha Arraf avait exploité cette veine comique, elle aurait pu
faire un film, lourd certes, et déplaisant, mais cohérent ; en voulant
lui donner une fin dramatique (avec un effet final aussi ringard que
dénué de crédibilité), elle en fait un produit non identifiable, sans
queue ni tête.
Attention aux contrefaçons ! La possibilité des Palestiniens de faire
entendre leur voix passe par la vigilance des spectateurs, leur
attention à distinguer les voix palestiniennes (Elia Souleiman, Hany
Abu-Assad, l’auteur d’Omar), de la voix du maître israélien.
Lisons donc
attentivement les génériques techniques - même si la différence de
qualité devrait déjà nous éclairer : seules de mauvaises raisons de
guerre médiatique peuvent amener à produire un film aussi ringard,
moche et puéril que « La Belle Promise ».
Photo : AFP/Musa Al-Shaer - Des soldats israéliens marchent vers des musulmans et des chrétiens
prenant part aux démonstrations en l’honneur de la journée
internationale de la paix devant le mur de séparation coupant Bethléem
de Jérusalem, le 21 septembre 2006 -
22 juin 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/fr/opi...
Info Palestine
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