Un
ressenti personnelle en tant qu'égyptienne sur l'actualité en Egypte.
L'image "R4bia" est une image circulant sur les réseaux sociaux en solidarité
avec les victimes massacrées lors de l'évacuation du sit-in de Rabaa el Adawiya:
"Rabaa" signifie "quatrième" en arabe; le chiffre 4 est donc devenu une sorte de
slogan de ralliement pour les opposants au coup d'Etat)
Depuis
à peu près deux mois maintenant, depuis le coup d’Etat militaire en Egypte, nous
assistons à une succession d’événements d’une rare violence. Violence physique
d’abord, bien sûr, au fur et à mesure que les morts s’entassent et que le sang
coule. Violence politique, ensuite, conséquente aux mesures liberticides propres
aux us et coutumes des juntes militaires, criminalisant et arrêtant à tour de
bras tout ce qui peut faire figure d’opposition et utilisant tous les moyens
légaux (et illégaux) pour sceller la situation. Violence médiatique aussi, quand
sur les plateaux télé les présentatrices vêtues en treillis militaire relaient
la propagande officielle sur fond de musique martiale, instrumentalisant au
mieux le discours de la haine et de la peur, de la xénophobie et de la paranoïa.
La dernière mode médiatique ? Les diatribes racistes adressée aux réfugiés
syriens et palestiniens accusés (sans la moindre preuve) de "collaborer" avec
les Frères. Et in
fine, et c’est sûrement là un des pires aspects des événements en Egypte,
une violence sociale inouïe. Sous les conseils “éclairés” de l’armée et des
partis dits “libéraux”, les gens se constituent en “comités populaires” et sont
encouragés à des pratiques telles que la délation et les expéditions punitives.
J’ai dû attendre de dépasser les 30 ans pour trouver la réponse à
l’incompréhension qui me tenaillait depuis que, plus jeune, j’ai entendu parler
pour la première fois du nazisme, du stalinisme ou du maoïsme : est-ce si facile
de d’embrigader volontairement des millions de personnes, leur donner le goût du
sang et la satisfaction morbide de la vindicte populaire? Malheureusement, je
l’ai, ma réponse: oui, c’est facile. Il est facile d’amener le tranquille
citoyen à dénoncer son voisin, à rire du massacre de ses opposants, à fouler
l’humanité la plus rudimentaire pour assouvir une soif de vengeance créée ex-nihilo. C’est
facile de créer des catégories de gens “infréquentables”, de distordre des
droits élémentaires justement au nom de principes tels que “souveraineté du
peuple”, “sécurité”, “liberté”, quand bien même un examen de quelques secondes
permettrait de comprendre l’absurdité de la situation.
Car
qu’on ne s’y trompe pas : on peut s’opposer aux Frères Musulmans, dénoncer leur
politique et même souhaiter la dissolution de leur mouvement politique, tout en
restant dans le cadre civique, civil et civilisé; mais aujourd’hui on a dépassé
depuis longtemps ce cadre. Aujourd’hui on peut être égyptien et aller jusqu’à
haïr d’autres Egyptiens au motif de leur appartenance politique et
considérer réellement, que
le fait se constituer en sit-ins mérite la
mort, que le fait d’avoir voté pour un candidat dont les résultats économiques à
la présidence se sont révélés mitigés mérite la
prison, la torture, l’exécution sommaire. Il n’y a pas de doute, la bête qui
sommeil en nous a été lâchée. Personne ne nous a jamais forcé à
penser ainsi. Je regarde mes compatriotes et je ne vois ni peur de représailles
justifiant une complicité silencieuse, ni incompréhension des enjeux qui
excuserait des actes inconséquents. C’est
en totale conscience et connaissance de cause qu’une bonne partie de mes
compatriotes applaudit au massacre. L’hystérie collective n’a plus rien
d’abstrait: ce sont des gens de ma famille que je ne regarderai plus jamais de
la même façon, des auteurs que je ne lirai maintenant qu’avec un profond
sentiment de dégoût, … que des intellectuels cosmopolites et policés tels que
Alaa al Aswany appellent à la pendaison pure et simple de Mohamed Morsi suffit
pour illustrer la brutalité qui est devenue le quotidien de l'Egypte.
Il y a 20 ans
de cela, en 1992, le Caire était secoué par un tremblement de terre. A l’époque,
les services d’urgence de l’Etat dans le secourisme, le soin au blessés, le
relogement des survivants, la gestion d’une catastrophe sanitaire conséquente,
s’étaient avérés largement inutiles; sans trop y toucher, les forces de l’ordre
ont laissé les Frères Musulmans se déployer autour des victimes et leur porter
secours. Les Frères s’étaient avérés les seuls capables à gérer la situation. Je
me rappelle parfaitement à l’époque ce qui se disait parmi les gens:
“heureusement que les Frères Musulmans étaient là!”. Depuis plusieurs décennies
les Frères se sont effectivement déployés sur le plan social totalement négligé
par les autorités et ont dû souvent assumer les responsabilités d’un Etat
démissionnaire auprès des plus nécessiteux. La plupart des pauvres du pays n’ont
pu un jour ou l’autre se rendre chez le médecin que parce qu’existaient ces
dispensaires créés et entretenus par les Frères. Qu’ils l’aient fait par
conviction ou démagogie pour s’attirer le soutien populaire, j’en sais rien et
je ne me fais même pas d’illusions au sujet des bonnes oeuvres intéressées, mais
une chose est sûre: les Frères n'ont jamais décimé l'Egypte, c'est un fait et
prétendre le contraire est absurde et anachronique. Ils n’ont peut-être été
qu’un pansement sur une plaie, voire un traitement inadapté, mais la plaie, ce
n’est pas eux qui l’ont provoquée, loin de là. On peut leur reprocher beaucoup
de choses, notamment les raccourcis populistes, la politique politicienne, etc,
mais en tout cas pas d’avoir été la cause de l’affliction, de la misère, de la
pauvreté, de la violence, du communautarisme, des crises sanitaires de l’Egypte.
Au pire, sur cette année de présidence de Mohammed Morsi, on peut reprocher aux
Frères de n’avoir pas changé les choses, d'avoir stagné et d'avoir pris un
certain nombre de mauvaises mesures mais comment leur reprocher les abus des 60
dernières années où non seulement ils n’étaient pas au pouvoir, mais en plus ils
étaient persécutés ? Comment trouver la moindre justification à ce qu’ils soient
aujourd’hui massacrés, ni
plus ni moins ? C’est si
illogique que cela ne peut s’expliquer que par le plaisir décomplexé de la
violence des classes dirigeantes.
Il
est des gens sous l’ancien régime qui n’ont survécu que par le système de
solidarité extrêmement organisé des Frères Musulmans. J’ai entendu cet aveu de
soulagement dans plus d’une bouche, et parmi elles certaines qui profèrent
aujourd’hui des appels au meurtre des membres de la confrérie. Qu’on ne soit pas
capable de ce minimum de mémoire est sidérant. Il ne s’agit pas ici d’éprouver
une sorte de reconnaissance pour les Frères, car la charité véritable,
normalement, n’attend pas de remerciements et est le devoir de chacun à partir
du moment où il en a les possibilités. Il ne s’agit pas de leur offrir des
passe-droit. Il s’agit simplement de se comporter en êtres humains civilisés
face aux gens dont on ne partage pas les convictions politiques, de ne pas
accabler une partie “identifiable” de la population des crimes des 60 dernières
années d’un pouvoir militaire dont ils ont pourtant été la première cible, de ne
pas renverser les causes et les conséquences. Aujourd’hui, la junte militaire ne
protège ni les pauvres, ni les femmes, ni les Coptes, tout simplement parce
qu’elle ne les a jamais protégé sur les 6 dernières décennies. Pendant 6
décennies elle interdisait les syndicats et le droit de réunion, elle violait
les citoyennes et elle est allé jusqu’à massacrer des Coptes qui manifestaient
ou incendier des Eglises pour faire monter la tension communautaire.
Aujourd’hui
on shoote du Frère Musulman, demain les militaires shooteront des pauvres qui
s’insurgent contre le prix du pain, des femmes qui se révoltent contre la
violence sexiste, des Coptes qui s’élèvent contre leur ostracisation. Il
suffirait, par exemple, que demain se distingue de la communauté copte un leader
d'opposition crédible et rassembleur pour que les généraux, sentant leur pouvoir
menacé, déchaînent la folie populaire sur les Coptes dans leur ensemble en usant
des mêmes méthodes que nous voyons à l'oeuvre aujourd'hui contre les Frères. Ca
c'est d'ailleurs déjà produit par le passé: souvenons-nous du massacre de
Maspero d'octobre 2011, bain de sang perpétré par la police militaire à
l'encontre de coptes manifestant pour leurs droits civiques. Quant aux
femmes... il suffira de rappeler que le Général Sissi, nouvel homme fort du
pays, est l'homme qui, de l'intérieur de la hiérarchie militaire, a soutenu les
pratiques de tests de virginité forcés sur les femmes manifestantes pour avoir
un aperçu de l'avenir sombre qui attend les défenseurs des questions féminines
en Egypte.
L’Egypte
a jeté volontairement ses rêves de démocratie à la poubelle. La démocratie, ce
n’est pas le droit absolu du peuple à “mandater” ses forces de l’ordre à une
quelconque chasse aux sorcières, à délivrer son consentement pour des massacres.
Mais le pire, c'est même pas la démocratie perdue. Le pire c’est notre humanité
à la dérive.
On s’aventure maintenant sur une sorte de no
human’s land duquel on aura de la peine à revenir intacts. Il existe un
point de non-retour à partir duquel chaque pas en “avant” se fait au prix d’une
parcelle d’humanité, et j’ai peur qu’on l’aie déjà franchi.
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